| Je suis née en 1961 à Siegen en Westphalie – 30 ans après Bernd Becher et 384 ans après Peter Paul Rubens. Les arts plastiques sont le plus important pilier de ma scolarité, que je décide de poursuivre par des études aux Beaux Arts de Marseille. J'en sors en 1990 avec un DNSEP en arts visuels et un post-diplôme. La photographie est mon médium privilégié pour des raisons de diffusion-circulation, de pratiques diversifiées et pour son ancrage dans une réalité immédiate. De projet en projet, j'explore notre façon d'habiter un lieu ou un territoire et les marques que celui-ci laisse en nous. Mes installations réunissent photographies, objets, modelages, documents et parfois réalisations de facture populaire. Elles sont le résultat d'une réflexion sur la juste distance pour regarder autrement les objets de notre quotidien, et louer la force et la poésie de leurs formes et matières. L'attention aux habitants d'un lieu, aux choses, aux paysages en lien avec l'histoire est clairement un fil rouge de mon approche artistique.
Suzanne Hetzel, 2024
Entretien avec Suzanne Hetzel autour de sa résidence au CIAC
Catherine Macchi de Vilhena : Lors de ta résidence au château tu as été frappée par la récurrence de l'expression pour une poignée de figues, c'est la raison pour laquelle tu as souhaité que cette phrase désigne l'ensemble de ta production à Carros. Quelle correspondance cette expression populaire entretient-elle avec les travaux que tu as réalisés sur place ?
Suzanne Hetzel : Depuis la Révolution, le château a changé de main plusieurs fois, passant du privé au public. Son histoire forme un puzzle dont certaines pièces demeurent inconnues ou occultées. Il semble qu'à certains moments, les autorités publiques se sont totalement détournées de cette bâtisse encombrante, en état de ruine et symbole d'un passé féodal. Ce qui m'intéresse, c'est de voir comment à certains tournants de l'histoire un symbole de pouvoir aussi solide puisse être l'objet de pratiques d'échange. Le château était alors bradé par petits lots, plusieurs personnes du village m'ont raconté qu'on le cédait pour une poignée de figues à qui voulait bien en prendre soin. Pour avoir vu autour de Carros un grand nombre de figuiers plus magnifiques les uns que les autres, et souvent à portée de main du passant, je trouve cette locution très expressive des pratiques d'échange liées à un territoire. Autrefois les Carrossois cultivaient les fleurs, les olives, les fraises, le ver à soie, les figues et, en consultant les images d'archives, j'ai remarqué que beaucoup de personnes se faisaient photographier dehors en plein champ ou au bord d'un chemin de campagne. La poignée de figues devient une prise de vue : j'ai proposé à des personnes rencontrées lors de ma résidence de venir se faire photographier dans les parties non aménagées à l'intérieur du château, de l'occuper par leur présence ponctuelle. Il n'est plus question de possession, mais toujours de représentation du pouvoir – on ne va pas forcément plus facilement dans un centre d'art que chez le châtelain - et l'enjeu de la fréquentation d'un lieu est une affaire de tous, au-delà de la question du public et du privé. Je trouve d'ailleurs très intéressant qu'une petite partie du château soit toujours privée, témoin de son histoire mouvementée, ainsi que l'acceptation du pouvoir de ne pas tout englober. Même si j'ai écarté cette belle expression du catalogue et de l'exposition pour clarifier la lecture des images entre elles, elle reste en quelque sorte la demeure de mon travail réalisé à Carros.
CMV : Tu as eu le privilège de vivre au château, ce qui t'a permis de te familiariser avec l'atmosphère particulière de l'aile ouest en attente de rénovation. Alors qu'à Saint-Jean d'Angély, en 2006 durant ta résidence, tu avais trouvé une grande partie d'espaces vacants en attente d'un réemploi, au CIAC les salles étaient investies par diverses activités et souvent emplies d'oeuvres, de livres et de cartons divers. Pourtant une fois de plus, la série de photographies intitulées Réserve, issues de ta permanence au centre d'art, sublime ces espaces délaissés en s'arrêtant sur leur dimension poétique de ruines. Quelle relation établis-tu avec ces espaces transitoires que tu photographies où la présence du passé est très forte ?
SH : Je pense l'espace bâti d'abord en tant que potentiel, comme un volume qui accueille et qui demande à être investi. Loin de l'abandon, un espace vacant est un espace en attente, temporairement détourné de l'intérêt des hommes. Mes photographies de Scènes modestes réalisées en Poitou-Charentes proposaient une forme de fréquentation des espaces publics et vacants. Tant qu'un lieu est fréquenté, il n'est pas abandonné et la continuation du travail de la mémoire peut se faire : on le scrute, on s'y promène, on y fait des photos et on en parle, le mouvement perdure. J'observe actuellement que nombre de personnes haussent les murs de leur terrain dans le quartier d'Arles où j'habite. On cherche à se protéger et à s'isoler un peu plus des autres, mais parfois il faut aussi savoir franchir les barrières au-delà d'une menace d'insécurité pour ne pas laisser périr un lieu, juste parce que la municipalité n'a pas de projet pour l'investir. Fréquenter un lieu c'est aussi maintenir un intérêt général pour lui et une façon de ne pas le laisser glisser dans les mains d'investisseurs privés. Je distinguerais donc mon travail de la notion poétique de ruines selon Denis Diderot pour qui la représentation de la ruine était une anticipation sur ce qui ne sera plus, une image de la perte. Mes photographies ne célèbrent pas les fragments d'un édifice partiellement ou totalement détruit, elles n'invitent pas non plus à une rêverie sur les ravages du temps. Ce que je célèbre éventuellement et à quoi je donne toute la lumière est l'investissement des ruines par l'homme. Je les vois comme une articulation entre quelque chose qui est terminé et le potentiel d‘un renouveau, comme une invitation à venir. L'homme est le centre et l'acteur de ce renouveau, il propose ce territoire sous un nouvel aspect, désormais partageable. Bien que calmes, avec une réelle respiration, les photographies proposent au spectateur une position prospective plutôt que rétrospective. Je respecte également le projet romantique allemand pour sa tentative de repositionner le sujet dans le monde et pour avoir accordé aux hommes le sentiment du sublime. Les paysages de la peinture romantique sont un maillon entre l'homme doté d'une belle conscience de soi et un monde qui est bien trop vaste pour lui appartenir : je trouve que cela reste une sacrée entreprise. Pour ma part, je cherche dans la composition de l'image à offrir un point de vue de contemplation active ou activée par le regard du spectateur.
CMV : Tu as l'habitude d'aller à la rencontre des gens lorsque tu investis un territoire. À Carros, en l'occurrence, tu as établi des relations avec les gens du village qui sont venus poser à l'intérieur du CIAC comme autant de châtelains. Il est évident que ce travail intitulé Voisins s'est fondé sur un rapport de confiance et qu'il s'est joué dans la durée. Quel sens prend pour toi cette attention donnée à ces voisins ?
SH : Ce que je trouve inouï avec la photographie c'est qu'elle m'offre la possibilité de fréquenter des personnes que jamais je ne rencontrerais.
CMV : La situation géographique particulière du site de Carros-village, perché sur un promontoire rocheux avec des points de vue imprenables, a donné naissance à un ensemble de photographies panoramiques que tu as intitulées Privilège. C'est la première fois que tu travailles autour du paysage. Comment es-tu venue à cette nouvelle expérience et quelles perspectives t'ouvre ce genre qui prend ses sources dans la peinture ?
SH : Jusqu'à ma résidence à Carros en 2007, j'ai contourné la question du paysage ou je l'ai alors traitée sous son aspect le plus restreint, intérieur et privé : comme un territoire du Soi où l'ouverture aux autres est extrêmement codifiée et réglementée. La fréquentation de la peinture des primitifs flamands comme Jan van Eyck ou Gérard David m'a permis de voir et de comprendre à quel point le paysage est lié à la représentation de notre quotidien. Il en est une partie intégrante : du bol de lait sur la table de la cuisine jusqu'au fleuve loin derrière la fenêtre tout se tient. Les hommes marquent leur territoire dedans comme au-dehors, tout en laissant une fenêtre ouverte sur un horizon inconnu. Combien de fois, j'ai entendu des personnes à Carros faire l'éloge du paysage, du point de vue qu'ils ont sur lui, de la diversité qu'il leur apporte. Tous le savent : embrasser d'un seul regard la mer et les Alpes est un sacré privilège ! J'ai ressenti cette acceptation de vivre avec l'immensité dans toutes ses diversités, du tourisme sur la Côte aux Piémontais dans l'arrière-pays, comme un trait de liberté pour les habitants. Une liberté de faire tantôt la belle sur les plages, tantôt le chasseur dans les forêts et qu'il faut bien cela pour faire un tout. Les discussions avec les gens m'ont fait comprendre que je ne pouvais pas montrer le château sans montrer pourquoi il était là : avec sa fonction d'antan de tour de guet et sa position géographique extraordinaire. Aussi somptueux que soit le panorama, ma photographie reste attachée aux personnes qui font le paysage. Tel un tapis brodé, elle couvre les murs des salles d'exposition, toujours en présence d'un acteur qui, à l'occasion, devient spectateur. Par la photographie, je propose une lecture du territoire où paysage, hommes et Histoire ne font qu'un.
CMV : La mémoire des lieux et l'usage privé de l'espace sont au coeur de ta démarche artistique. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles tu accordes de l'importance aux résidences. La manière très personnelle, intime, d'ordre presque ethnologique, avec laquelle tu approches les individus, l'habitat ou l'espace public est assez étrangère à la tradition de la photographie objective allemande. Comment s'est construit ce regard subjectif ouvert sur l'Autre dans ton parcours ?
SH : Il est très juste de souligner que la résidence comme préalable temporel et spatial à la création convient parfaitement à ma façon de penser les interactions entre l'art et la société. La photographie présente cette belle possibilité d'ouvrir sur un nouvel espace et de mettre en mouvement les liens entre art, mémoire et Histoire. Tout dépend de quelle manière l'artiste organise les circulations entre un lieu, des personnes, le photographe et les futurs spectateurs. Pour ma part, je crois qu'une pensée aime venir en douce et en absence d'une trop grande insistance. Pour cette raison, je photographie des individus occupés par quelque chose de personnel, tout en laissant au spectateur la possibilité de se joindre à eux (au sein de l'espace photographique). J'appelle à une façon d'être ensemble sans pour autant devoir se fréquenter de manière frontale, sans trop de séduction ni de répulsion. La résidence est non seulement un temps de création privilégié, mais elle me permet aussi de mieux comprendre au milieu de quelle réalité sociale je réside. De la cité HLM au château, en passant par les musées de province, chaque lieu a ses codes, ses récits et son histoire. Certes, au départ le regard sur les lieux et les personnes est éminemment subjectif, ce qui est absolument nécessaire, d'une part, pour obtenir ce temps dont je parle plus haut et, d'autre part pour pouvoir relier hommes et lieux à travers leurs récits à l'Histoire. C'est mon travail d'artiste de construire dans cette subjectivité quelque chose qui se situe en dehors de la vie d'un individu et qui par la suite se met en partage. Quand on parle de mémoire d'un lieu, je ne pense pas exclusivement à son histoire et aux souvenirs qu'il évoque, mais aussi à une mémoire qu'il appelle chez le regardeur. Je crois que l'art et, plus précisément, la photographie ont cette capacité de faire appel à un fond de mémoire en nous qui lui, en revanche, n'est pas de l'ordre du collectif. Une photographie peut toucher de manière imprévisible et incontrôlable, ramener à une expérience intime qui peut être enfouie depuis la nuit des temps dans les strates de notre mémoire. J'ai fait mes études dans une école d'art en France est cela m‘a sans doute tenue éloignée de cette tradition de la photographie allemande. J'ai appris que le récit et la littérature participent à la construction des représentations sans pour autant être anecdotiques, que l'on peut regarder un individu sans avoir à le classer dans des catégories et que l'on peut voir le paysage à la fois comme le fruit d'un labeur à travers les siècles tout en donnant à l'homme le sentiment d'être relié au monde.
Nice, août 2010.
Vue de l'intérieur est un titre qui couvre fréquemment mes images en exposition. Il désigne un point de vue ou les choses extérieures sont parfois assez menaçantes pour ce que l'on appelle l'univers intime, mais peuvent en même temps être des éléments d'un changement possible. Il dit aussi ce que je vois dans les maisons et ce que je peux entendre d'une façon plus incertaine chez une personne. Vue depuis/à/de l'intérieur cherche dans un territoire où se manifeste (du lat. manifestus, de manus, main) un soi, et se place pour voir de quoi sont faits nos liens aux objets dans notre environnement proche.
Mes images sont faites chez des personnes rencontrées au hasard et qui acceptent de m'accueillir dans leur maison. Aucun critère ni choix sont à la base des rencontres comme je ne choisie pas non plus les objets que je photographie, je n'ai pas de préférence pour un objet. J'enregistre ce qu'il est, les objet qui sont là et que je peux voir en tant qu'invitée. Seuls le point de vue et le cadrage sont déterminants pour qu'un objet ou une composition d'objets figurent dans l'image. Je ne cherche pas à attribuer à l'objet autre chose de ce que je trouve devant moi ni à leur prêter une nouvelle fonction par le moyen de la photographie. Le cadrage les isolent de nouveau de leur contexte spatial et les lie par là à la main qui les a mis en place. Le temps passé avec une personne a bien plus d'importance que la prise de vue elle-même. Plusieurs rencontres ont parfois lieu avant de faire l'image dans l'environnement immédiat de la personne. En cela on peut dire peut-être que je pratique une photographie active, un travail qui tend plutôt vers une expérience qui utilise la photographie et qui questionne la représentation de la réalité comme quelque chose à la fois ordinaire et complexe.
Ma position de personne enregistrant dans les espaces de vie intérieure est toujours conditionnée et par l'accueil qui m'est réservée et par la distance que les objets m'imposent. Je ne cherche pas à m'approcher de très près d'un objet pour laisser exister dans l'image le geste qui l'a mis en place. L'objet ne m'intéresse pas pour lui même ni pour sa textualité ou sa forme et encore moins pour sa valeur symbolique, je le photographie parce qu'il est lié à un geste d'homme. L'objet placé à tel ou tel endroit de la maison est pour moi issu d'un geste qui n'est pas lié à une évidence qui s‘explique et s'analyse d'une manière simple. Je vois en ce geste l'existence d'un espace vital qui ne relève pas d'un besoin de confort, d'une recherche d'affirmation sociale ou de l'expression du goût. Avec leur air rigide et bien ordonné sans autre intention apparente que d'être là, les objets ordinaires sont à mes yeux une marque très discrète d'un territoire extraordinaire de l'homme. L'objet devient sujet et c'est lui que je photographie.
Je ne conçois pas les objets comme un miroir qui refléterait la personnalité d'une personne ou qui prêterait à une analyse valable. Je les vois issus d'un geste dont on ne peut pas dire avec certitude par quoi il est motivé. L'endroit de cette incertitude est aussi celui ne permettant plus de designer nettement la lisière entre réalité et fiction. Pas d'histoires, pas d'affirmations dans les images, et si je compose parfois de deux, trois ou plusieurs photographies mes propositions, ce sont la des tentatives d'étendre un territoire sensible de l'homme à la recherche d'une Vue intérieure.
Susanne Hetzel, 2004
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