Pascale MIJARES 

Un œillet rouge derrière l’oreille gauche 2012
Cape de Bréra en équilibre, épée, sable, œillet en papier, éclairage
Vues de l'exposition Ekphrasis, copie non conforme, organisée par CO.AR.CO, Marseille


Peindre l'écriture ou écrire la peinture ?
Les écrivains, poètes, épistoliers qui ont écrit sur la peinture sont légion : Diderot, Stendhal, Baudelaire, Verlaine, Zola, Fromentin, Malraux, Viton, Giraudon… pour ne citer que quelques auteurs français des classiques aux contemporains.
Ici, nous ne nous sommes pas intéressés aux écrits théoriques ni aux textes sur l’art, mais à une forme de rhétorique qu’ils ont utilisée : l’ekphrasis, d’où partir pour réaliser un cycle d’expositions thématiques.
Cette forme d’écriture est caractérisée par la description minutieuse d’un objet artistique visuel, soit existant soit imaginaire. Le verbe ekphrazein en effet signifie "exposer en détail".
Or, l'ekphrasis vient à désigner toute description d'une œuvre d'art dans un texte, la définition exhaustive donnée passant à la notion d'hypotypose (image, tableau), une figure qui regroupe l'ensemble des procédés permettant d'animer une description au point que le lecteur, par suggestion "voit" un objet d’art visuel se dessiner dans sa pensée.

Roberto Comini


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Ekphrasis
Souvent dans ma tête, la nuit, je joue à recomposer une toile de Manet dont le titre est à lui seul un programme ou plutôt une semence «Melle Victorine en costume d’Espada».
Exposée au salon des Refusés en 1863, cette huile sur toile (165,1 x 127,6) fut sans doute trouvée d’une grande brutalité.
Victorine Meurent (quel nom ! et comment le prononcer en échappant à une mortelle conjugaison…) jeune modèle qu’on retrouvera dans l’Olympia et Le déjeuner sur l’herbe en est l’héroïne. C’est elle qui me fascine. Après une fugue aux Etats Unis, à partir de 1870 Victorine passe du statut de modèle à celui de peintre. Elle parviendra à exposer un autoportrait au salon de 1876 puis selon certains témoins sombrera dans l’alcoolisme et la misère…
Sur la toile de Manet, travestie (boléro, chapeau et foulard sont les mêmes accessoires que ceux d’«Un chanteur espagnol» de 1860) Victorine exhibe un corps de femme déjà lourd dans une posture où le geste semble suspendu et mal synchronisé. Posant en toréador (la corrida qui se déroule dans le fond est tiré du groupe de la cinquième planche de «La tauromachie» de Goya) Victorine, espada dressée d’une étrange manière, mulata saumonée doucement posée entre ses doigts pâles est l’image même d’un défi. Cette rousse à la peau laiteuse accrochant si bien la lumière se dresse comme un fantôme fragile, adorable, insolent. Quelque chose pourtant de pathétique inonde la composition. De quelle mise à mort théâtrale est-il ici question ? La réponse me semblerait d’ordre sexuel et je ne m’y attarderai pas puisque c’est sur elle que reposera l’oeuvre à venir. Une analyse au rayon X de «Melle Victorine en costume d’Espada» fait apparaître une autre Victorine. Elle tient à deux mains une grande cape. L’épée n’existe pas. Le rayon X révèle sous cette version (ce remord) et cette fois à l’envers une troisième femme, nue, assise, aux proportions étranges… Ces trois femmes désensablées feront l’objet de l’oeuvre à exécuter et dont le titre sera simplement «Le retour de Victorine».

Liliane Giraudon

Il existe une aquarelle et encre sur mine de plomb reproduisant à l’envers la composition du tableau. Manet s’étant servi d’une reproduction photographique pour effectuer le report. «Le retour de Victorine» pourra (si l’artiste le désire) être exécuté en utilisant la photographie, la vidéo ou la performance. La fabrication de spectres peut s’articuler sur de multiples supports.


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Un œillet rouge derrière l’oreille gauche 2012

Le texte de Liliane Giraudon dépasse la simple description de la toile de Manet en invitant à s’intéresser à Victorine Meurent. Il nous transporte vers l’artiste, les artistes de l’Histoire, vers cette époque à deux temps entre la Commune.
« Mademoiselle V. en tenue d’espada » est le premier tableau où figure Victorine Meurent, modèle qui fera, plus tard, parler d’elle. Manet l’a rencontrée dans l’atelier d’Alfred Stevens où il l’a peinte.
On assiste à une étrange corrida. Est-ce un duel, une parade, un jeu ou une mise à mort ?
J’ai souhaité utiliser la symbolique liée à la tauromachie pour rendre hommage à cette femme courageuse et tenace. Victorine l’insouciante !
Dans cette installation, on passe de la 1ere à l’ultime phase (tercio) de la corrida, avec la cape de Brega et l’estocade simulée.
La cape de Brega s’utilise pour jouer avec l’animal, le tester. Manet a peint une première puis une seconde toile, avant de décider de celle qui nous occupe. La première sans épée, la seconde le modèle y est étonnamment dénudé à une époque où seuls, déesses, dieux et sultanes étaient représentés de la sorte !
Liliane Giraudon nous parle de trois femmes. Le chiffre 3 revient très souvent dans la corrida, 3 temps, 3 taureaux, la cape de Brega est elle-même composée de 3 parties.
L’envers de cette cape est teint en rose très intense, dans la partie centrale supérieure est cousu un rajout en demi-cercle dans les même tons appelé « esclavina ». Le revers de la cape est de couleur jaune intense, cela sera la dernière couleur vue par le Torero avant sa mort si par malheur il est encorné par le taureau. Il existe des superstitions liées à cette couleur. Le matador appose sur ce côté son nom en noir. La dernière partie fondamentale est la doublure, elle donne la consistance aux tissus. Comme la description de Victorine par Liliane Giraudon, la cape de brega est lourde et empesée.
Dans l’installation, le poids de l’objet le fait tenir debout, lui donne son aplomb, il est en équilibre comme le modèle durant une longue pose. La cape est ici une incarnation de Victorine.
La lumière vient du haut, insiste sur la théâtralité de la scène comme dans « mademoiselle V. en tenue d’espada », elle induit une fiction comme l’est aujourd’hui la vie de V. Meurent par les écrits des historiens. Cette lumière évoque celle qu’aimait tant traiter Manet mais qui n’était pas au gout des juges du salon. L’éclairage dramatise.
Le coup d’épée vient de derrière comme le coup de corne qu’elle pourrait recevoir dans le tableau de Manet. Comme ceux qu’elle a reçus tout au long de sa vie, dans son combat. Combat mené avec son temps, l’époque n’était propice à accepter la femme comme égale de l’homme. Et pourtant Victorine, comme Manet, voulait exposer au salon, devenir peintre et se consacrer à sa passion. Ainsi ce combat est un combat avec les hommes mais surtout avec l’homme qu’est Manet, l’homme avec lequel elle était liée.
J’y vois une trahison. La première dans cette toile, en l’attifant ainsi dans cette pose grotesque alors qu’il l’a précédemment peinte nue. Ayant été longtemps moi même modèle je sais ce qu’est d’être dans l’inconfort, d’un espace mal chauffé, d’une pose douloureuse puisqu’en suspend, d’être scrutée jusqu’à en être oubliée.
Trahison parce qu’il lui a sans cesse promit des parts sur ses ventes mais ne lui a rien donné ; ni d’ailleurs sa femme après la mort du maître lorsque Victorine lui a demandé la charité et de tenir les promesses de Manet. Trahison puisqu’il lui a fait croire en beaucoup allant jusqu’à la persuader de poser nue pour deux œuvres dont la première « Olympia » a fait scandale et a entaché la réputation de Victorine. Comme si déjà le fait d’être modèle et infortunée ne lui suffit pas. On « bâtait le trottoir » le samedi pour être choisie par un peintre.
(D’ailleurs la cape du torero ne lui sert-elle pas à faire des passes…)
Trahit par les nombreuses retouches que le maître se permettait d’exécuter sur la toile de Victorine.
Malgré qu’elle ait pu exposer au salon la même année que Manet, elle ne fut jamais célèbre, délaissée par ceux qu’elle pensait être les siens, les peintres, le jury, Manet.
Victorine a dû, à son plus grand regret, continuer de poser pour acheter ses huiles. Elle continuera après la trentaine, considérée comme vieille.
Le thème de l’époque était l’ivresse, la débauche, les bouges. La femme à l’absinthe, la tireuse de carte, la femme au singe lui ont valu le coup de grâce, elle fut pour tous tombée dans la déchéance, misérable et alcoolique. Aujourd’hui rien ne le prouve.
D’ailleurs à l’époque la critique l’a déclaré morte 10 ans avant sa disparition !
Le mouchoir blanc, employé par les officionados pour juger la prestation du toréro, est fixé à la garde de l’épée. Non levé, le tissu laisse présager une huée et non une acclamation.
Ici les œillets couvrent le sable de l’arène, de la scène. Dans le langage des fleurs il est le symbole de l'amour, mais il jouit d'une très mauvaise réputation. On l'accuse d'attirer le mauvais sort, d’être lié à la mort. Il n'y a qu'en Espagne que la fleur jouit d'une bonne réputation.
Pendant la corrida, l'œillet se porte derrière l'oreille ; gauche si la fille est libre et droite si elle ne l'est pas !
Ce qui renvoie au titre « un œillet rouge derrière l’oreille gauche », Victorine ne s’est jamais mariée et est morte seule dans le plus grand abandon.
Fascinée par cette femme, par son audace et sa pugnacité, je lui fais ici, cette ovation.

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