Aïcha HAMU 


Bucking Broadway, 2013
Installation composée de Bucking Broadway - Step Back, 2013 (impression couleur sur wallpaper, 331 x 237 cm), ainsi que d’une vidéo (53’ en boucle), d’une sculpture (portes de saloon, châssis, charnières) et une carte postale tirée en 100 exemplaires
Vues de l'exposition Bucking Broadway - Aïcha Hamu, Espace d'art contemporain Le 180, Rouen
Commissariat : Julie Faitot
Photographie : Myriam Tirler









Au pays du borgne, les aveugles sont rois



"La nature illusionniste du cinéma est une nature au second degré. (…) Les appareils, sur le plateau de tournage, ont pénétré si profondément la réalité elle-même que, pour dépouiller de ce corps étranger que constituent en elle les appareils, il faut recourir à un ensemble de procédés techniques particuliers."

Walter Benjamin in L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1936)



"Un arrêt de la perception met alors la conscience à l'abri de tout spectacle indésirable. Quant au réel, s'il insiste et tient absolument à être perçu, il pourra toujours se faire voir ailleurs. Car dans l'illusion, c'est-à-dire la forme la plus courante de mise à l'écart du réel, il n'y a pas à signaler de refus de perception à proprement parler.
La chose n'y est pas niée : seulement déplacée, mise ailleurs."

Clément Rosset in Le réel et son double (1976)




En fait il n'était pas encore borgne, John Ford. Et il ne s'appelait pas encore John, mais Jack. Il n'était pas encore chauve non plus quand, en 1917, il réalisa Bucking Broadway – western muet du passage d'un monde rural à un monde urbain, western perdu et amoché puis retrouvé et rafistolé à grand frais. Mais à part ces détails personnels, tout était déjà là : les décors naturels, la profondeur de champ, les grands espaces, la morale hollywoodienne et le montage qui mène ce récit épique au grand galop. Il y a aussi le cadre dans le cadre, déjà.

Le fait que Aïcha Hamu, aujourd'hui, occulte au sein d'une installation ces images patiemment remontées à la surface de l'Histoire par quelques petites mains habiles et autres logiciels spécifiquement créés pour ce type de tâches répétitives n'est pas un pied-de-nez gratuit à la valeur travail. C'est un caviardage qui en impose. Bye-bye, le sauvetage de la belle momentanément éprise du mauvais gazier. Adios, la cavalcade des grandes plaines aux boulevards new-yorkais. Tout cela, tout le reste aussi, est recouvert d'un noir numérique plat et lisse. Il ne reste rien, rien sauf les cartons - ridicules îlots de narration qui, de loin en loin, surnagent dans un océan de vide. Ils font de leur mieux pour tenter de maintenir à flot cette histoire héroïque, cette mythologie universelle, mais en vain. Il est trop tard, ils sont trop éloignés les uns des autres. Quelques archipels de dialogues dérivent bien de-ci de-là, mais la nature même du film muet impose du réalisateur un récit visuel fort, qui une fois le temps des images devenu néant, ne permet pas à la narration de garder le cap. Il lui faut un soutien actif de la part du spectateur.

Comme dans la tradition du cinéma sans image des Lettristes (internationaux ou pas), le spectateur est invité à combler les vides. Ici ce n'est pas un débat qui est attendu, mais plutôt un raccommodage. On nous sollicite pour rapiécer une histoire selon notre bon vouloir, notre bon pouvoir – celui de l'imagination. Pas chiche, l'artiste a savamment orchestré dans l'espace de projection une suite d'objets comme autant d'indices potentiels. D'aucun parlerait du syndrome du chandelier dans la bibliothèque, mais présentement, le décor est bien plus trivial. Le lieu esquissé semblerait plus indiqué pour s 'adonner à la boisson qu'à la culture livresque. On s'y ferait dézinguer plus vite que son ombre avant d'avoir pu évoquer la potentialité d'un débat d'idées. Les portes de saloon, battantes sur leur châssis, esseulées au milieu de l'espace pourraient avoir été oubliées là par un bruiteur parti chercher pitance ailleurs quand il sût qu'il s'agissait d'un film muet. L'architecture sommaire de bottes de pailles obstrue la lumière naturelle et, par là-même, fait de cette pièce une salle obscure. Quelques autres bottes flanquent le sol comme attendant qu'un quidam fasse l'expérience de cette durée avec en plus, des brins qui pénètrent superficiellement les chairs de son postérieur. Enfin, marouflé sur un mur comme le poster d'un sous-bois au petit matin dans la salle d'attente d'un ostéopathe, un paysage fait un pas de côté dans l'espace et le temps de la monstration. Par le truchement mécanique d'un logiciel de calibrage de trame, Aïcha Hamu a opéré sur cette figure typique une exagération de l'échelle qui nous oblige aux cent pas pour tenter d'en cerner le propos.

De quoi tout cela nous parle-t-il ? Je me hasarderai ici à penser que cela nous parle de la mémoire et de ces béquilles archéologiques, du rognage dans le réel de ce dont on ne souhaite pas se souvenir, de la légende qu'il faut imprimer quand elle est plus belle que la réalité, du pouvoir de l'imagination et de son double dans l'univers négatif de l'utopie « L'imagination au pouvoir », du recadrage nécessaire pour passer la porte avec un paysage trop grand sous le bras, du pas chassé de l'esprit qui veut en un mouvement élégant et sans effort apparent appréhender plus qu'il ne le peut, de la vilaine façon qu'a le texte de mauvaise facture à gâter les images environnantes au fil du temps qui passe et de l'oubli qui guette, de l'accident heureux et de la trouvaille hasardeuse, de la délicieuse sauce qu'on fantasme de monter avec ces deux ingrédients, du saut dans le vide avec deux élastiques de bureau attachés aux chevilles, des objets perdus et retrouvés différents, plus loin, ailleurs, de l'inconscient que l'on croit toujours collectif mais qui se retrouve toujours à la fin seul dans son coin à espérer au renfort d'une cavalerie qui ne viendra pas, de tout cela sans doute un petit peu et de l'ellipse totale en particulier aussi.

Aïcha Hamu nous refait ici le coup du hors-champs, de La Rose pourpre du Caire, de l’expo-Cluedo, du décor dans le décor, de ces stratégies obliques dont elle est coutumière pour tronquer les histoires, de l’emprunt à court terme des figures de la mythologie contemporaine, de leur mastication frénétique jusqu’à perte des repères et du goût originel – passe-temps moderne où la narration, invariablement, finit souillée, aplatie comme un chewing-gum qui, pour longtemps, maculera, pâle et morne, les trottoirs de Broadway.

Arnaud Maguet, avril 2013




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