Modulation 2010-2017
Modulation est un projet de micro radio participative qui a débuté en 2010
Photographies Philippe Bissières et André Clauss
Une micro station de radio (micro, mixette, émetteur 1W) est installée en montagne, en plein air, sur un site avec une vue dominante. Durant 24 heures, des participants se relaient à l’antenne pour produire en direct de la musique expérimentale, de la poésie sonore, de l’art radiophonique et tout ce qui peut décemment entrer dans une table de mixage ou un microphone. La radio émet continûment durant ces 24h à destination d'un public situé à proximité de l'émetteur, sur au maximum 1 ou 2 km2.
Le public est invité à bivouaquer sur le site d'émission, et à emmener une radio portable pour former un système de diffusion composite, constitué par l'ensemble des radios portables. Ce système de diffusion renvoie à la fois aux cultures de rue (ghetto blasters aux USA, radios de dub et de reggae écoutées dans la rue en Jamaïque) et à la musique concrète et ses orchestres de haut-parleurs (acousmonium).
Modulation propose une expérience singulière de la radio, dans l'esprit des micro radios développées par Tetsuo Kogawa dans le Japon des années 80. L'idée est de travailler le médium radiophonique à échelle réduite pour inclure le studio dans l'environnement et créer un continuum entre production et écoute.
L'important n'est plus la portée d'émission et le nombre d'auditeurs, mais ce qui se joue dans le "studio", devenu à la fois lieu de production et espace d'écoute. Sans murs autour du studio, la fabrication de radio se fait à vue d'oeil et l'environnement sonore est un invité permanent. L'ambiance de la radio suit alors subrepticement les variations de lumière et de température qui animent le paysage environnant durant 24h.
Un appel a participation est envoyé par mail à différentes listes de diffusion 3 mois avant l'évènement. Une grille horaire vierge est affichée sur site. Pour participer, il suffit de s'inscrire sur la grille horaire.
Le contenu de la radio est produit en direct, sur place, par des participants qui choisissent leur horaire d'émission. Chaque proposition dure entre 20mn et 1 heure.
https://108mhz.wordpress.com/ |
Modulation de Julien Clauss
Dispositif, performance, politique : faire œuvre
Emma Loriaut, 2017
Un dispositif est avant tout un agencement d’éléments disparates, dont la combinaison a un but précis. Or selon Foucault, Deleuze, et Agamben à leur suite, un dispositif désigne aussi « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants ».
Le projet Modulation de Julien Clauss se propose d’appliquer cette dernière acception à contre- courant, pour tenter de trouver une liberté de forme, d’action, d’appropriation à travers l’expérience que le projet construit.
Modulation est un dispositif, à différents titres.
Il associe un instrument, constitué d’un acousmonium de radios, à un site.
Les phénomènes environnants tels que le changement de température à la nuit tombée, les
levers de lune ou de soleil, la brise rafraîchissant la chaleur de midi deviennent déterminantes. Une interaction particulière s’instaure entre les sons joués sur l’instrument et le paysage, ce dialogue sublime le rapport au visuel en plongeant les participants dans une « chose en soi », un milieu.
De par son anatomie topographique, Modulation incite les auditeurs à des modes particuliers de déplacements et de stations dans le contexte. L’écoute peut être liée à une flânerie, un déplacement flottant (se laisser porter où le son nous emmène) ou à une nécessité, un but (chercher les différents points d’écoute, allant de la falaise d’en face à la rivière en contrebas), à quoi viennent s’ajouter les modalités pratiques du quotidien en bivouac pendant 24h (trouver un endroit plat pour dormir, se réunir autour d’un feu, aller faire ses besoins dans la forêt).
Modulation est une performance, participative et cinéplastique.
Opérant tant par leur mobilité que parce que le public est constitué des artistes eux-mêmes, les auditeurs sont les participants du dispositif. De plus, chacun devient instrumentiste de sa propre radio portable, en jouant du volume, de sa position et de son déplacement par rapports aux autres. Modulation produit de fait une réalisation esthétique éphémère à partir de ces trajets qu’elle incarne, qui constituent le caractère cinéplastique du projet (et pourraient être cartographiés à la façon du Collectif Stalker).
Ces déambulations deviennent une façon de se mettre à écouter (Listen de Max Neuhaus -1966) : en se déplaçant dans le champ sonore, l’auditeur instrumentalise son écoute par la marche. Il peut constituer sa propre expérience esthétique en associant ce qu’il choisit d’entendre (différents points d’écoute) avec la manière dont il choisit d’entendre (fixe, en déplacement).
La participation n’est pas ici un élément normatif ou une velléité volontariste, elle est induite, et « seulement » nécessaire pour que le dispositif soit mis en action ou pour que la performance existe. On parlera d’activation du dispositif - comme de celle d’une machine aux multiples rouages - mais aussi d’une expérience performative - où la réalité se construisant dans sa complexité et s’auto- alimentant fait œuvre. Dans « Marcher, Créer », Thierry Davila nous parle de produire les conditions d'une « activité dont la raison d'être consiste à ouvrir sa propre identité à ce qui est capable de la déporter vers des événements, des évolutions en apparence contingents mais qui deviennent en réalité structurellement constitutifs de l'activité elle-même, de sa configuration, et qui transfigurent sans cesse nombre de divisions établies (l'intérieur et l'extérieur, le structurel et l'accidentel) ». Dans Modulation, l’attitude devient forme elle-même.
Modulation est un art relationnel.
L’appel à participation à Modulation s’inscrit dans une démarche de rassemblement ouvert – sans sélection préalable – mais temporaire, bornée. La durée de l’évènement étant annoncée (24h) et la
précarité de l’installation des participants étant assumée (bivouac), il s’agit de construire un espace concret, un milieu, où la mutualisation des savoir-faire et des savoir-vivre contribue à faire œuvre. Le système de diffusion radiophonique mutualisé induit déjà une forme latente de partage.
Bien que Modulation mette en œuvre un contexte où peut s'élaborer l'expérience d'une socialité singulière dans un temps donné, il ne s’agit pas pour autant de créer les conditions d’un rapprochement « socio-politique » comme fin en soi.
Le projet se démarque de la forme concert, aussi expérimentale soit-elle, ainsi que de tout espace de convivialité culturelle, de diffusion ou de représentation. Il est une expérience à part entière, qui propose de pratiquer l’art de la relation. Son enjeu politique majeur se situe dans le champ esthétique de l’inframince : produire un espace-temps relationnel qui fasse œuvre de par sa plasticité, mais aussi de par sa capacité à rebondir en s’entretenant avec le réel. Cela implique de prendre le risque de laisser agir esthétiquement et relationnellement la multiplicité des éléments convoqués.
Ainsi, Modulation donne lieu à de multiples formes intrinsèques qui seront autant de réponses à la question : comment nos modes d’existence se lient-ils à ceux des dispositifs techniques que nous avons choisis ? |