C’était la fin de l’été. Les producteurs cherchaient un endroit sinistre pour tourner une scène avec des zombies. La cité était le décor parfait. Avec Lucie, nous voulions voir Brad Pitt sauver le monde. Nous avons donc tenté de nous faire passer pour des figurantes mais cela n’a pas marché. Pour tenir notre groupe à l’écart, le council avait embauché une compagnie de sécurité privée. En riposte nous avons organisé une fête : musique et feu au milieu de l’Estate. Nous avons dansé toute la nuit pendant que les travailleurs intermittents de l’industrie s’efforçaient de mettre en scène un univers apocalyptique menacé par une pandémie mondiale qui devait engendrer une panique totale… 1 Quoi de mieux qu’un ensemble utopique tombé dans l’abandon pour montrer les désastres du monde. L’impatience se généralisait. Sauf que pour nous, le temps jouait pour nous et nous le pratiquions. Nous occupions Heygate Estate depuis deux années déjà. Le vaste ensemble néo-brutaliste, situé au sud de la Tamise, derrière la station d’Elephant and Castle, avait été inauguré en 1974 afin d’offrir des lieux de vie agréables aux personnes à revenus modestes. Presque vingt ans plus tard, la mairie annonçait son désir de détruire l’ensemble en raison des angoisses sociales que générait ce type de projets. Au centre du site, fait pour 1200 logements, il y avait de grands espaces verts, sorte de jardins communaux. Nous y jardinions en groupe afin de retarder la destruction du site. Certains y mettaient beaucoup d’art tandis que d’autres devenaient experts en recours juridiques afin de faire perdre du temps au capitalisme. Certains comptaient les arbres et démontraient qu’ici logeait aussi des chauve-souris afin d’apporter les preuves de la nécessité de conserver ces lieux de vie. Les patates poussaient. Nous allions aux consultations publiques afin d’occuper tous les espaces d’autant que certains comptaient vraiment sur ces potagers pour pouvoir se nourrir. Notre groupe s’opposait à la gentrification planifiée du quartier. Nous n’étions ni devant des écrans à commenter le désastre, ni en action pour prendre le pouvoir, nous n’avions rien à vendre. Nous étions d’ailleurs une anecdote intéressante. Une journaliste avait demandé à Pablo s’il pensait que nous avions une chance de gagner. Assis dans l’herbe et tripotant un légume, il avait répondu faussement mélancolique en souriant : « On ne battra pas le capitalisme avec une courgette… »
Et c’est un peu de cela dont il s’agit.
La courgette
L’intrication du temps et des moyens de l’action pour entraver les destructions programmées.
A l’heure où je raconte cette histoire, des événements similaires se jouent dans la forêt de South River à Atlanta, à Lützerath en Allemagne, à Arlon en Belgique ou juste à côté, à Aubervilliers. Les Jardins des Vertus, jardins ouvriers historiques qui permettaient une certaine indépendance alimentaire, sont en passe d’être progressivement détruits. Les jardiniers se battent pour leurs courgettes, courgettes à la main, contre les projets urbains et immobiliers dynamisés par les Jeux Olympiques à venir. Cet événement, comme à Heygate, met en évidence la manière dont terrains et nourriture sont expropriés en même temps que sont pulvérisés des cultures, des groupes, des histoires. Histoire sociale et lutte pour l’indépendance alimentaire (et toute la chaîne d’interdépendance naturelle à laquelle celle-ci est soumise) sont liées. Personne ne croit plus au mythe de la corne d’abondance et pourtant cette image trompeuse de l’opulence ressurgit périodiquement de terre - détruisant du même coup les écosystèmes et les chaînes alimentaires. Le capitalisme a évidemment intérêt à faire croire que sa dynamique n’a pas de fin. Il invente toujours de nouveaux appareillages pour réactiver le mythe. Et d’autres le déconstruisent, preuve à l’appui.
L’artiste et militante Suzanne Husky développe ainsi des variations de la tradition artistique des pastorales depuis une perspective anti-capitaliste. Dans la série ZAC (zone d’activité commerciale) elle s’intéresse aux enjeux idéologiques du vocabulaire marchand souvent marqué de cynisme et de violence esthétique. Elle reproduit en céramique les entrepôts gigantesques installés en périphéries des villes - généralement à destination de travailleurs pauvres - et les transforme en petits totems du consumérisme. Ils ressemblent à des coffrets ou à des boîtes à bijoux ornés des fleurs détruites et de leurs enseignes aux noms tout aussi prometteurs que déceptifs : Feu Vert, Gémo, Auchan… des espaces de consommation français et mondialisés qui parviennent esthétiquement et culturellement à homogénéiser des territoires géographiques très différents. Dormir dans un Formule 1 et ne pas savoir au matin dans quelle ville nous nous trouvons. Compenser chez Bébé 9 l’anxiété de l’accueil du nouveau-né. Accepter de participer pratiquement aux fonctionnements d’industries que l’on réprouve moralement et blesser à l’avance le bébé désiré…
François Curlet s’intéresse de même aux vocabulaires du capitalisme et ses tendances visuelles absurdes ou autoritaires. En 2012, il réalise une série d’objets à partir des logos des grandes marques de la distribution discount avec du mobiler en formica acheté chez Emmaüs. Il produit ainsi des oeuvres arides et pathétiques : arides, elles renvoient à la violence sociale à laquelle sont ramenées en permanence les populations les plus pauvres ; pathétiques car ces objets d’art passif-agressifs dupliquent la brutalité du monde. En 2016, il rend hommage au démantèlement du McDonald de la ville de Millau par la Confédération Paysanne de José Bové et le Syndicat des producteurs de lait de brebis. L’artiste reprend le logo de l’enseigne, le retourne, pour construire une lyre - un objet dont la fonction première était, dans la mythologie, de soutenir la transmission orale… L’écho de l’insurrection paysanne face au géant du fast-food fut mondial. Cette insurrection historique a permis de nous faire entrevoir, à l’échelle d’une contestation locale, la force et l’efficacité de l’action directe et de l’éthique altermondialiste. Cette dernière s’est répandue comme une traînée de poudre.
Luttes politiques et esthétiques sont liées. La nécessité de les mener de front en faisant face aux difficultés et contradictions est sans doute le projet complexe auquel sont confrontés les artistes invités dans cette exposition. Il y est question de violence, de pauvreté, d’engagement citoyen dans les luttes contre la précarité généralisée sans renoncer pour autant aux enjeux sociaux et langagiers de la beauté. Dans le recueil de texte Aux Ingrats , Mégane Brauer décrit ainsi la manière dont les espaces aménagés par les pouvoirs publics sont conçus contre les marges sociales auxquels ces mêmes espaces sont pourtant destinés : revêtements muraux, bancs, plantes, supports de communication… tout est hostile, pensé contre le temps, psychologiquement destructif. L’usage des couleurs primaires, présentes aussi dans les publicités pour le hard discount, est une constante, note-t-elle, comme si les pauvres ne pouvaient ni supporter ni comprendre l’ambivalence et la complexité des multiples tonalités. Elle écrit :
«Les couleurs primaires sont souvent associées à nous autres daltoniens et daltoniennes de la subtilité. Ces couleurs crues franches simples bêtes qui nous sont attribuées consciemment ou inconsciemment, par je ne sais qui, un truc bête et méchant, comme un JT TF1. Et lorsque l’on s’adresse à nous, visuellement parlant j’entends, dans les pubs, dans les décors, les affiches, ce sont souvent les couleurs primaires qui reviennent comme si nos rétines ne pouvaient comprendre l’audace d’un gris perle ou le charme d’un beige cendré.»
Les textes de l’artiste parlent de la grande précarité, de la violence sociale, du racisme et du désir. Dans la série Tous les jours (2023) elle réalise des tableaux de perles à partir d’images publicitaires pour des produits de grande consommation discount tels du jus multivitaminé ou de la pâte à tartiner sans marque, sans qualités… si bien que l’image de l’objet et ses substances artificielles, malgré tout désiré, comme un mirage, semble s’effacer.
L’artiste Bruno Serralongue a invité Suzanne Husky, Mégane Brauer et François Curlet à participer à l’exposition Le présent. De même, il a invité la maison d’édition militante Burn-Août à y présenter ses collections.
Je constate une sorte d’arc temporel dans la sélection des œuvres. Celui-ci irait du début des années 2000/Millau/José Bové, mégaphone des premières contestations paysannes altermondialistes en France - à 2023/Sainte-Soline et le rassemblement de milliers de personnes venues dans les Deux-Sèvres pour s’opposer à la construction de méga-bassines. L’événement, comme le premier, a largement été relayé dans les journaux nationaux et internationaux. L’artiste a participé aux dernières manifestations. Il a réalisé des photographies en périphérie temporelle de l’événement, en marge de l’enregistrement spectaculaire de la bataille qui permet aux médias traditionnels de capitaliser sur le sensationnalisme des affrontements police et militants. Le présent serait donc ce moment et ce mouvement politique déployé sur une vingtaine d’années durant lesquelles l’action contestataire s’est organisée à grande échelle afin d’entraver les projets écocides organisés conjointement par les gouvernements et les industries. Le présent serait aussi cet espace-temps, à la marge de l’action proprement dite, qui permet aux combattants d’organiser et de penser l’action politique ; comme nous le voyons sur l’image titrée :
« Le présent (contre la construction des méga-bassines), Sainte-Soline, samedi 25 mars 2023 »
— une photographie d’occupation militante composée telle une fresque historique ; ou comme sur cette autre image titrée :
« Organisons-nous, retrouvons nous, discutons, inventons, Naturalistes des Terres, Vendée, 9 avril 2023 »
— une photographie prise lors des préparatifs à une action clandestine. La légende des images exacerbe la dimension historique de leur actualité et les inscrivent dans la grande tradition de l’art politique.
L’artiste se tient en marge et en dehors des standards stéréotypés qui ruinent la clarté de l’action politique, sa volonté, et parfois même en détournent l’intention. Il soutient les actions et rend compte de leurs organisations. Il floute d’ailleurs depuis peu les visages des participants afin de protéger leurs identités juridiques. Il produit ainsi des documents pour le groupe sans marchander son message politique, c’est-à-dire sans capitaliser sur l’action ni la donner simplement à consommer. Être au présent est donc aussi une manière de participer à l’époque, la regarder en face, sans ciller, et trouver les moyens d’entraver le temps perpétuel de la destruction programmée. Luttes politiques et esthétiques sont bien liées car le message maquisard doit trouver sa propre expression plastique afin de résister aux codages idéologiques des propagandes de l’État, du commerce et de l’information. Ainsi lorsque La Nouvelle République, journal local de la région Centre, a décidé de consacrer sa une à l’action directe des Naturalistes des Terres, les activistes ont utilisé une image de Bruno Serralongue pour rendre compte publiquement de leur méthode et de leur combat. Sur la première page du journal, on les voit masqués, chaussés de bottes. La légende dit :
« Au Bourdet, des naturalistes ont mené leur première action pro-biodiversité dans le plus grand secret.
(Photo Naturalistes des Terres).»
L’artiste a aussi accompagné les luttes des jardiniers des Jardins des Vertus à Aubervilliers. Il photographie leurs outils et barricades en meules de foin qui semblent sans doute bien peu en comparaison des décisions urbanistiques et financières qui règlent l’organisation du Grand Paris : des courgettes… qui pourtant sous leur apparente docilité d’objets domestiques et utilitaires peuvent s’avérer d’une grande efficacité. Rappelez-vous : le projet du méga complexe EuropaCity, prévu dans le Val d’Oise, à Gonesse, sur 280 hectares de terres agricoles fertiles, a échoué. Ce devait être le plus grand centre commercial d’Europe, avec des lieux culturels, des parcs de loisirs dont une piste de ski. Son ouverture était prévue pour cette année. Dix années de luttes et d’occupation pour les militants, des centaines d’expropriations, de plantes et de vies arrachées comme ce cerisier d’Aubervilliers. La photographie qui l’immortalise est légendée par l’artiste :
« Ce cerisier au pied duquel était attachée une pancarte sur laquelle on pouvait lire «Je suis un cerisier de 30 ans et je veux vivre» a été abattu en septembre 2021 afin de permettre la construction d’une piscine d’entraînement pour les Jeux olympiques de Paris 2024, Jardin ouvrier des Vertus, Aubervilliers, 19 juin 2021. »
Le plan est serré sur l’arbre vert. Il est couvert de fruits rouges, il est riche. Il est le temps, il est beau et aujourd’hui il manque.
Marie Canet, 2023
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