Vue de l''exposition Mordre et Tenir. Chapitre 3,
Air de Paris, Romainville, 2022
Je demande à ma sœur : ‘‘Mais pourquoi il lui est arrivé ça ?’’
‘‘... Parce qu’on est pauvres’’
Cette phrase sortie spontanément. ‘‘Ben parce qu’on est pauvres.’’
Cette phrase si lourde de sens, je sais qu’elle est vraie, un vrai acerbe
et incontestable.
Et je suis fière qu’elle sache.
Et je suis fière qu’en une phrase elle arrive à tout dire, dire ce que j’ai mis des années à penser
moi-même, ce qui nous arrive des années durant, et cela de générations
en générations.
Et je pleure comme si j’avais 4 ans et demi, Parce qu’on est pauvre.
À Nous, les pauvres.
Être pauvre c’est entre autres manger un poulet à 2 euros 50 et se dire que c’est super, c’est la fête même.
Super parce que même les os tu peux les manger tellement ils sont friables, tellement le poulet il en a chié dans sa vie, si tu voyais, même son cœur il est tout atrophié, tu les sens ses os de merde tout pleins de rhumatismes de fissures et de mauvais gras, ce gras qui répugne ceux qui peuvent manger
autre chose que le gras du poulet, celui qui bouche tour à tour ses artères
et les nôtres.
Un pauvre poulet mangé par des pauvres, avec leurs rhumatismes, leur cœur atrophié, et leurs artères bouchées. Produit pauvre par des pauvres, pour des pauvres.
Toujours fermé le circuit, il s’autoalimente.
Du cannibalisme de sous-classe, et je le redis, pas besoin de couteau pour le manger, même les os s’effritent.
Y’a tout qui s’effrite, ça tombe, ça se dissout et tu le sens sous tes pieds quand ça t’arrive. On se mange entre nous, entre os friables à 2 euros 50.
Être un poulet friable et avoir l’air content.
À Palavas, il y a le coin alloué aux gitans du camping, ceux qui y vivent à l’année, tout au fond là où ça devient presque sauvage, là où le chemin devient flou, là où les buissons ne sont pas taillés, tellement bordélique que personne n’ose y aller, tellement au fond que c’est plus les vacances dans cette partie.
À celles et ceux qui vivent près de la plage mais qui ne vont jamais y flâner.
Et mon père friable qui donnait les restes de poulet friable à manger aux mouettes friables et que sûrement on avait l’air contentes là-aussi.
Et puis y’en a après qui te disent que ce n’est pas bien de faire ça, le pauvre poulet franchement.
Et que ça les dégoûte en plus de s’imaginer te manger.
Et c’est toujours l’éternelle leçon de nutritionniste plein d’oligo-éléments qu’on se passerait bien de recevoir mais :
Il vaut mieux manger moins et manger mieux.
Et que c’est pas de la bonne qualité.
Et qu’il faut y penser au poulet tu te rends compte de ce que tu manges.
Penser au poulet qu’on mange vous vous rendez compte ?
Et nous on pense quantité prix pas qualité prix. On pense rentabilité. On pense circuit fermé.
Et eux ils pensent au poulet, mais le poulet c’est nous.
Qu’on soit cannibales, que ça nous tue petit à petit, ça leur traverse pas l’esprit.
À celles et ceux qui ont faim parfois.
Mordre et Tenir 3, So this is love 2022
sel de déneigement, spaghettis artisanaux, vernis, résine, strass, paillettes, papier Polypro, cristaux d'alun, son intermitten (Cendrillon, C'est ça l'amour), 3 projecteurs
ca. 30 x 300 x 223 cm, unique
Toujours à attendre au CCAS de P, je demande un stylo on me dit de le rendre direct en me regardant bizarre, comme si j’allais le chourave. ‘‘Excusez monsieur, juste pour signer le formulaire j’ai oublié’’
‘‘Oui oui mais vous le rendez après hein, combien y’en a qui partent avec...’’
Combien partent avec les stylos qu’on nous prête gentiment ?
Parce que même des stylos y’en a plus.
‘‘Une fois, je me rappelle très bien, je demande la clé de son bureau à un médecin pour faire son ménage, il me dit ‘‘oui oui, je vais la chercher’’, il revient avec la clé et me dit, ‘‘Et que rien ne disparaisse !’’ ’’
À celles et ceux qui veulent au contraire, que tout apparaisse.
Le nerf de la guerre, ici au CCAS de P se situe en un comptoir immense et très bas, juste à côté de l’accueil en plein milieu, avec aussi des ordinateurs qui se connectent uniquement à tes perfusions sociales habituelles, genre tu peux pas checker tes mails là-dessus. Il y a surtout la fontaine à eau avec écrit SERVEZ VOUS ! au marqueur sur une feuille scotchée qui tombe à moitié.
‘‘Un médecin m’a dit une fois, je buvais un verre d’eau hein, debout, dans la salle de pause, il est arrivé et m’a dit ‘‘Vous n’avez rien à faire ici !’’
Et il m’a fait sortir, il m’a dit ‘‘vous dégagez !’’
c’était il y a 20 ans,
Maintenant il est résident à la maison de retraite.
"Et c’est moi qui nettoie sa chambre tous les matins, mais je fais comme si de rien. Il est vieux, il a dû oublier.’’
À celles et ceux qui n’oublient pas.
Mordre et tenir 2, Phénotype 2021
spaghettis Lidl, vernis, huile essentielle
de menthe, fil nylon, colle, lampe de
croissance, spot Caméo
ca. 220 x 140 x 90 cm
unique
Mordre et Tenir, Chapitre 1, L’affrontement 2019
avec Mathieu Henejaert
Installation, Performance
Étape 1 : Faire répandre une rumeur de combat lors d’un vernissage.
Étape 2 : Se mettre en tenue de combat s’échauffer.
Étape 3 : Entrer dans le lieu de monstration.
Étape 4 : Faire bouillir l’eau des pâtes.
Étape 5 : Faire un tournoi pour tenter de remporter le million.
Étape 6 : Nous n’y parvenons pas, mais partageons notre dernier paquet de pâtes.
Étape 6bis : Les gens seront déçus qu’il
n’y ait pas de combat.
TRAVAILLER À FAIRE VENIR SUR LES LÈVRES
L’EAU DE CUISSON DES SPAGHETTIS
Émilie Notéris, 2022 lire le texte
Il mordille, il tire, et il abandonne sa proie ; or, il ne s'agit pas du tout de mordiller pour lâcher ensuite... Il faut mordre et tenir bon. Léon Trotsky, Lénine, 1924
Nous venons de raccrocher d’un Skype, j’ai oublié de demander à Mégane Brauer d’où lui venait ce titre, « Mordre et tenir », dont le troisième volet de la série se tiendra chez Air de Paris. Comme une troisième étape de cuisson des affects, du broyage des corps et des esprits à l’ère capitaliste, « dans la France du n’importe quoi » dit-elle. Trotsky, en exergue, ce n’est pas si mal pour commencer.
Dans la casserole de cette cuisson à froid il y a surtout de la littérature, elle me cite Mehdi Charef et Tassadit Imache. Mégane Brauer écrit également ses propres textes acérés, sans concessions, poétiques. Elle a préféré abandonner des études en anthropologie et en histoire, commencées à Lyon II, pour les Beaux-Arts de Besançon, réponse plus adaptée selon elle face à la puissance des déterminismes. Sa voix, si elle s’ancre définitivement dans le réel, est davantage du côté de la poésie.
Pour son diplôme aux Beaux-arts, Mégane Brauer achète 40 paquets de spaghettis, une fois diplômée « J’ai dû manger mon travail pour survivre » raconte-t-elle.
Le chapitre 1 de « Mordre et tenir », L’Affrontement, s’était donc tenu, en 2019, aux Beaux-Arts de Besançon. Il s’agissait d’une performance, réminiscence d’un épisode de la vie quotidienne de Mégane Brauer et de son meilleur ami, également étudiant à l’ISBA, Mathieu Henejaert. Un soir de grand froid, dans un appartement insalubre, plus rien à manger sauf un dernier paquet de spaghettis. Pour se divertir, une seule option, comme une mise en abîme, jouer à Qui veut gagner des millions sur une vieille PlayStation 1. Échec dans le réel autant que dans le game.
Étape 1 : Faire répandre une rumeur de combat lors d’un vernissage.
Étape 2 : Se mettre en tenue de combat s’échauffer.
Étape 3 : Entrer dans le lieu de monstration.
Étape 4 : Faire bouillir l’eau des pâtes.
Étape 5 : Faire un tournoi pour tenter de remporter le million.
Étape 6 : Nous n’y parvenons pas, mais partageons notre dernier paquet de pâtes.
Étape 6bis : Les gens seront déçus qu’il n’y ait pas de combat.
Après Besançon, Mégane Brauer propose Phénotype, en 2021, chapitre 2 de « Mordre et Tenir ». Installation présentée dans le cadre de l’exposition personnelle et collective Shout, Sister, Shout!, à La Rose, espace d’art situé dans les quartiers Nord de Marseille, organisée par la curatrice Céline Kopp et l’artiste Wilfried Almendra. Avec des spaghettis pour personnage principal. Elle les a d’abord fait cuire puis leur a donné une forme organique, des méduses à paillettes, explique-t-elle, suspendues et éclairées par la lumière rose de lampes à floraison, imbibées d’huile essentielle de menthe à vertu anti vomitive. Elle ne peut plus supporter l’idée même d’avaler des spaghettis à l’eau et au sel. Une vision science-fictionnelle et poétique, douce et ironique à la fois, qui vient brouiller les signes observables en apparence des classes ouvrières dont elle est issue.
Pour ce troisième chapitre, elle compte nous noyer dans un trop-plein de sel et de gluten, l’annonce d’une apocalypse à venir puisque « si c’est trop réel tout le monde s’en fout ». Manière de « boucher les artères de l’exposition avec cette matrice nutritive, cet en-commun ».
Elle me signale ce passage en trois étapes de l’installation, partant de l’école, vers l’atelier pour finir à la galerie ; Besançon, Marseille et Paris. Mégane Brauer déploie avec une lucidité implacable le filet d’une « micro histoire » de la précarité, comme un élargissement du récit national à l’écriture duquel elle fait partie des tenu·e·s à l’écart.
J’emprunte pour finir ces mots à l’autrice Tassadit Imache dont elle a lu Fini d’écrire ! (2020) : « Il faut faire semblant d’abandonner veau, vache, cochon, couvée. Travailler à faire venir sur les lèvres la pellicule aigre restée à la surface du lait, sous les doigts le grain froid de la matière, rendre imprévisible la cassure du pot. »